08 février 2023

Les designers rêvent-ils encore assez ?

Discipline à la fois créative et stratégique, le design a toujours eu pour vocation d'allier l'utile et le beau.

Il incarne ainsi l'harmonie entre la fonction et la forme, s'épanouissant sous différents aspects au-delà de la simple réponse à un besoin. On lui concède sans difficulté son aspect esthétique, car le design reste un art à la recherche de la beauté, de l'unique, du personnel. En faisant travailler à la fois le geste et le cœur, il cherche à provoquer des émotions.

On lui prête également un caractère plus utopique, qui se manifeste à travers sa volonté d’anticiper de nouvelles manières de vivre.

Par sa forme, le design impose un usage et un comportement, jusqu’à avoir un impact sur la société. Chaque designer peut donc participer à pousser le monde dans un sens ou dans l’autre. Enfin, on attribue au design un aspect fondamentalement critique, car il questionne le monde et interroge l’usage. Les expérimentations qui en découlent incitent à se projeter quant aux impacts de ses productions.

Grâce à cette part de rêve, d’imagination, le design peut transcender la simple fonction et devenir un véritable outil de transformation du monde et des individus. Cependant, il tend de plus en plus à être réduit à son seul aspect fonctionnel. Il semble pour certains que son but ne se résume plus qu’à simplifier des usages et répondre à des commandes. Les designers s’enfermeraient-ils dans une vision purement technique du design ?

Pour repousser les frontières du concept conventionnel de création, le design apporte une dimension artistique à chacune de ses productions. Les designers ont-ils oublié l’importance de la créativité, au profit de la simple résolution de problèmes ?

La créativité n’est pas seulement une capacité à produire des idées originales, mais représente surtout un moyen de découvrir quelque chose de nouveau en nous-même et de le communiquer au monde, pour que chacun puisse en faire l’expérience et l’apprécier. Intimement lié à la notion de créativité, le processus créatif est lui aussi indissociable de toute création artistique. À la fois mystérieux et incertain, ce temps d’idéation et de production s’applique tout autant au domaine du design qu’à celui de l’art. L’artiste ou le créateur va devoir puiser dans un matériel psychique qui lui est propre, afin d’en ressortir quelque chose à qui il va donner une forme concrète et tangible. Le sculpteur et poète Boris Lejeune disait lui-même :

“Le créateur est traversé par une force sur laquelle il imprime une destinée. Sa volonté, c’est de donner la forme”.

L’évolution des outils de design ont démultiplié les possibilités de création, de la même façon que l’invention de la peinture en tube a poussé les artistes à travailler en extérieur, hors de leurs ateliers. Cette mutation des méthodologies a ouvert les processus de création pour y intégrer les différentes parties prenantes permettant de créer un produit final optimisé. Dans une obsession du travail collaboratif et synchronisé, nous assistons à une uniformisation de la production des designers dont le processus créatif est presque supprimé au profit d’une succession de protocoles bien précis. On a pourtant tendance à imaginer qu’il est facile et naturel pour un designer d’explorer de nouvelles idées et d’expérimenter de nouveaux concepts, en laissant libre cours à son imagination. Mais cette standardisation n’aurait-elle pas pour conséquence de contraindre le potentiel créatif en entrainant une disparition de l'expérimentation ?

Aujourd’hui, les nouveaux outils repoussent encore plus les limites de l’industrialisation du design. Ces programmes sont utilisés par la majorité des designers, qui s’en satisfont tout à fait, mais ils restent des outils standardisés. Si l’outil est standard, ce qui est produit risque de l’être aussi.

Adobe Systems Incorporated est la société qui édite la plupart des applications standards utilisées par l’industrie graphique pour l’édition d’images et de textes, numériques, et imprimés, en particulier les célèbres InDesign, Illustrator, et Photoshop. Ces logiciels sont paramétrés par défaut dans l’optique d’une plus grande facilité d’accès. Certaines fonctionnalités automatiques permettent par exemple de saisir du texte avec des caractéristiques pré-remplis dites classiques : la police en Arial ou Myriad Pro, le corps de texte en 12pt, l’interlignage à 120% du corps, et la couleur en noir. Ces réglages par défaut permettent une grande rapidité d’exécution, mais ne sont-ils pas trop réducteurs ?

Un outil est parfois perçu comme un objet servant l’expression du créateur et devant interférer le moins possible avec les idées abstraites qu’ils tentent de mettre en forme.

Mais comme tout pinceau laisse son empreinte, n’importe quel logiciel façonne les décisions de son utilisateur par son fonctionnement et son interface. Pour un designer tentant de se singulariser, ces solutions logicielles peuvent ainsi être peu adaptées, car elles sont susceptibles de réduire sa liberté de création et de le maintenir dans une considération technique de son travail.

Une certaine prise de conscience émerge de la part des designers sur l’influence des outils qu’ils utilisent sur leur production. Parmi les alternatives aux outils commerciaux, on peut citer les logiciels libres. Ce type de logiciels a été créé en 1985 par Richard Stallman, le créateur du système Linux qui permet à tous d’exploiter un ordinateur librement et gratuitement. Processing est un bon exemple d’application libre pouvant être employée pour le design. Ce logiciel propose un nouvel espace d’expérimentation visuelle, où le design peut être piloté par du code. Cette approche différente implique des changements importants dans les processus de création, faisant passer le designer du statut de consommateur de logiciel à celui de créateur. De nouvelles méthodes de conception voient ainsi le jour, mais elles semblent renforcer cet aspect technique du design.

Face à ces préoccupations techniques qui peuvent parasiter et uniformiser le travail des designers, certains d’entre eux cherchent à proposer des expériences plus émotionnelles ou intellectuelles qui invoquent des usages alternatifs.

En rejet au phénomène de standardisation graphique, une pratique est actuellement en plein essor : l’anti-design. Ce mouvement naît dans les années 1960 en Italie, à une époque où les précurseurs de ce courant remettent en question les codes traditionnels et esthétiques. Ils cherchent alors à explorer la dimension sociale et culturelle plutôt que de penser au design dans un souci de rentabilité et de productivité. À la différence du design industriel où il y a un lien entre la forme et la fonction, l’anti-design des années 60 explore le potentiel du kitsch et du décalage. Au XXIème siècle, ces problématiques soulevées sont encore d’actualité, ce qui pousse les designers à proposer des pistes créatives sortant des tendances.

Toujours en réaction à cette industrialisation du design, un autre mouvement de rupture voit le jour dans les années 2000 : leSlow Design. Créé à l’initiative d’Alastair Fuad-Luke, ce mouvement prône le fait de détacher ses activités de la vie économique en constante accélération, au profit d’un temps de réalisation favorable à la créativité, à la qualité, et à l’épanouissement.

Et en devenant des rêveurs qui font, et des personnes d’action qui rêvent, on se donne les moyens de partager davantage de ses dons créatifs avec le monde” - Carolyn Grégoire.

Alors que les designers se voient confrontés à une vision de plus en plus technique et méthodologique du design, différents courants se distinguent ainsi par leur volonté de se démarquer d’un point de vue créatif. Certains d’entre eux réagissent à ces contraintes pour proposer de nouvelles expériences visuelles. Une sorte d’anarchie du design se propage peu à peu, ouvrant des portes vers des mondes infinis de possibilités et d’imaginations. Un design plus sauvage, bordélique, singulier, aventureux, expérimental, rebelle. Un design du rêve, rêves de mondes imaginaires, rêves de nouvelles interactions, rêves d’un quotidien teinté de magie, rêves d’utopies.